L’amour est dans l’Ehpad
Comment vivre son intimité amoureuse dans un Ehpad ?
Isabelle Touretta est psychologue au Centre Michel Philibert, un Ehpad et USLD (unité de soins longue durée) de la MFI à Saint-Martin-d’Hères. Elle nous fait part de son expérience d’un sujet récurrent dans cet établissement : les relations amoureuses et nous livre son point de vue. Son partage présente la façon dont les personnes peuvent vivre leur intimité de couple en dépit des journées rythmées par les soins et repas, de leur corps souvent fragilisé, des chambres médicalisées et du regard des autres.
Certains couples se sont connus à l’Ehpad. Comment se créent les rencontres dans ce centre ?
« Il y a des animations tous les jours dans les établissements, ce sont donc des lieux de rencontre. Les résidents peuvent aussi faire connaissance lors de temps informels dans les salons d’étage où il y a des boissons. Cela peut également se passer pendant les groupes thérapeutiques, les repas ou lors de la distribution du courrier. Pour certains, la relation perdure. Ils vont se rendre visite dans les chambres et communiquent. »
Comment les personnes peuvent-elles protéger leur intimité amoureuse ?
« Toutes les chambres sont individuelles. La plupart des portes sont fermées mais certains résidents préfèrent qu’elles restent ouvertes. On frappe aux portes avant de rentrer ; on essaie d’être attentif à cela, on attend une réponse. Ce respect est important. »
Quand un couple se forme, peut-il éventuellement emménager dans une plus grande chambre ?
« On a des chambres qui communiquent entre elles, ce sont des chambres prévues pour accueillir des couples, deux chambres individuelles avec une porte entre les deux. Aujourd’hui ces portes sont condamnées pour plusieurs raisons. Par exemple, il est rare qu’elles soient libres toutes les deux en même temps. Et puis on s’est aperçu que ce n’était pas parce que les couples étaient mariés avant d’arriver ici que cela fonctionnait forcément entre eux. En effet, des fois il y a des conjugopathies - des relations pathologiques au sein du couple. Et dans ces situations il est préférable, dans leur propre intérêt, que les deux personnes vivent séparément. »
Pouvez-vous citer des histoires d’amour qui vous ont marquée dans cet Ehpad ?
« En ce qui concerne les relations amoureuses entre résidents, une fois qu’on a vérifié que tout se passe bien et que les deux personnes sont consentantes, il se pose la question du lieu de rencontre pour vivre l’intimité. Les chambres ne sont clairement pas adaptées, étant donné que ce sont des chambres médicalisées. Les couples ont le droit d’avoir des relations intimes dans leurs chambres, mais le problème est qu’on rentre en moyenne vingt-trois fois dans la journée, alors comment peuvent-ils faire, vu le peu d’espace laissé à l’intimité ?
Nous avons mis en place pour un couple marié une petite pancarte à laisser sur la poignée de la chambre. Cette femme, plutôt jeune par rapport à l’âge moyen de la population accueillie habituellement avait une maladie qui rendait le maintien à domicile impossible. Le monsieur est venu me voir, un peu embêté, en m’expliquant qu’ils avaient une vie intime plutôt heureuse malgré le handicap de sa femme. Depuis qu’elle était ici, il se sentait fautif lorsqu’ils se prenaient dans les bras et qu’ils étaient surpris. Il demandait comment faire pour qu’on les laisse un peu tranquilles parce que c’était important dans leur vie de couple. Alors nous avons réfléchi avec les équipes et établi ce système leur permettant d'obtenir deux heures de quiétude. Ça a été une bonne solution.
A côté de cela, certains couples se forment à l’intérieur de l’établissement ou sont en couple avec une personne vivant à l’extérieur. C’est le cas d’un résident marié avec une femme qui vit en dehors de l’EHPAD, et qui entretient une liaison avec une résidente. Lorsqu’elle s’est rendu compte de ce qui se passait, son épouse m’a téléphoné pour discuter de ce qu’elle a constaté. On a pu en parler et je lui ai expliqué mon positionnement, à savoir que l’on ne pouvait pas l’en empêcher, qu’elle pouvait dire quelque chose à son mari et qu’il devait peut-être en répondre, mais qu’en aucun cas nous ne pouvions avoir de regard dessus. Ce sont donc des situations qu'il faut accompagner, ce n’est pas simple et certains soignants ont une idée moralisatrice face à la situation, ils trouvent que ce n’est pas normal et plaignent son épouse. Il se passe à l’institution ce qui arrive à l’extérieur. L’adultère, ça existe aussi à l’Ehpad.
Agés de 80 ou 90 ans, ils sont à la fin de leur vie et quand le désir est là, qu’il a l’occasion de se concrétiser, ils n’ont pas envie de s’en priver. Et c’est formidable de voir qu’à cet âge, on peut encore avoir du désir de vivre et de plaire. Ce couple s’entend très bien, il mange ensemble, il s'embrasse, se tient la main et se retrouve dans la chambre de l’un ou de l’autre.
La grande différence entre les relations amoureuses à l'extérieur et celles à l'Ehpad c'est que, dans l'établissement, tout se passe sous le regard d'autrui. Tandis qu’à l’extérieur, personne n’a de droit de regard. Ici, lorsqu’ils s’embrassent, c’est sous le regard des équipes et il peut y avoir un jugement. Ce qui est embêtant, c’est que soit on les condamne, parce qu’ils sont âgés, soit, pour l’accepter, il y a une considération un peu régressive : “Ah, c’est trop mignon !”, comme s’ils avaient trois ans. Non, ce n’est pas mignon, c’est de la sexualité, on n’a rien à en dire. »
Comment vous positionnez-vous par rapport aux familles : est-ce que le personnel de l’Ehpad est autorisé à leur faire part de la relation amoureuse d’une personne résidente ?
« La loi est très claire concernant le droit à l’intimité : on n’a pas le droit d’avertir les familles au sujet d’une relation entre résidents, ni la personne de confiance, ni le tuteur éventuel. Cette loi garantit le droit au secret des personnes sur leur intimité. C’est plutôt sain, car les enfants ne sont pas censés avoir de droit de regard sur la sexualité de leurs parents, que les parents soient jeunes ou âgés c’est la même chose de ce point de vue, même si les parents n’ont plus toutes leurs facultés mentales. Évidemment, la question du consentement est centrale et on est là pour les protéger. Mais à partir du moment où de multiples indicateurs nous prouvent que c'est le cas, les enfants, la famille n’ont pas à le savoir. »
Dans certains Ehpad, une pièce est consacrée à la vie intime des couples. Avez-vous un tel dispositif au Centre Michel Philibert ?
« Nous n’avons pas de pièce dédiée à la sexualité, ni de lit deux places. Ce qui questionne au sujet des chambres dédiées à l’intimité des couples, c’est aussi la problématique de gestion de planning et le fait qu’on sache très bien ce qui se passe dans cette chambre, à savoir qu’ils vont là-bas pour vivre leur sexualité. Cela nous donne un droit de regard pas très sain. C’est un peu curieux quand même. Je ne suis pas sûre que ce soit ce que j’aimerais pour cet établissement. Pour l’instant, la question reste posée et ouverte. »
Et si la pièce n’était pas focalisée sur la sexualité, ça serait plus adéquat ?
« Il faudrait dans l’absolu un petit appartement qui permettrait un repas ensemble hors du regard des autres car ce n’est pas possible de prendre son repas autrement qu’en chambre médicalisée ou en collectif. Ce serait intéressant, car dans les établissements où il y a une chambre de ce genre, c’est géré avec un agenda, on retient tel créneau... Déjà ça veut dire que le désir est programmé, et que c’est géré par les soignants et je trouve que ce n’est pas notre place. Mais ça donne à réfléchir : dans les expériences des autres établissements, qu’est-ce qui fonctionne ou non, comment ça se vit et s’organise ? Pour l’instant nous laissons cette question de côté. Les résidents sont donc obligés de se débrouiller avec leur lit une place avec les barrières, les empêchements. »
Qu’est-ce que l’amour apporte aux résidents par rapport à ceux qui ne vivent pas de relation sentimentale ?
« Nous observons une amélioration de leur qualité de vie. Se sentir aimé, vivant, exister dans le regard d’un autre, c’est porteur. Et puis c’est stimulant d’avoir envie de faire des efforts pour cet autre-là, que quelqu’un les attende pour manger, par exemple, très souvent, ça soigne la ‘bobologie’ : ils sont moins axés sur les maux du corps et plus centrés sur leurs désirs. Du coup certaines plaintes disparaissent. C’est la pulsion de vie qui se déploie, donc il y a du désir tout court, qu’il soit sexuel ou non, celui de se lever le matin, de faire des activités, ça change le rythme et la perspective de vie.
Certains résidents parlent beaucoup de leur angoisse de mort parce qu’ils sentent que c’était la dernière partie de leur vie. En étant en relation amoureuse, ils n’en parlent plus parce que ce n’est pas forcément le plus important : c’est plutôt comment ce temps va être occupé. Le fait de savoir qu’on va le passer avec quelqu’un d’autre, qu’on est accompagné, ça change le rapport au temps. Ça diminue le sentiment d’ennui. D’un seul coup, le temps prend une autre saveur. Le corps n’est plus un corps malade, c’est un corps vivant et désirable. Ça permet de supporter les petits aléas comme d’avoir une perfusion ou des examens. »
Auriez-vous un message à faire passer ?
« On a intérêt, ne serait-ce que pour soi, de se rappeler que le désir existe tout au long de sa vie, du petit enfant, déjà dans le ventre de sa mère, qui suce son pouce, même s’il a compris que ce n’était pas pour se nourrir. Donc c’est déjà du plaisir. Jusqu’au dernier souffle il y a du désir, c’est la vie et c’est important de l’accepter et même de la valoriser. Si je n’avais qu’un rôle en tant que psychologue dans cet établissement, ce serait celui-là !
J’aimerais aussi souligner qu’avant de mourir, les personnes vivent ! Effectivement, il y a des personnes qui meurent, comme à l’extérieur, mais ce que j’accompagne, ce n’est pas la mort, c’est la vie ! Les personnes âgées, ce sont des personnes en vie, qui ont du désir de vivre plein de choses, dont l’intimité et la sexualité. La population générale voit les EHPAD généralement comme des mouroirs alors que ce sont des lieux où l’on vit avant d’y mourir.
Il y a parfois des soignants qui ont du mal à accepter sur un plan moral des mœurs différentes des leurs. Par exemple, nous accueillons des personnes homosexuelles et nous allons certainement accueillir d’anciens soixante-huitards avec une potentielle sexualité libérée, et nous allons vers des générations qui vont vivre la libération sexuelle et n’auront plus besoin de se cacher. Il va falloir que les soignants acceptent cela. L’homophobie c’est un délit, de même chacun a droit à la sexualité qui lui convient. On a le droit de penser ce qu’on veut mais on n’a pas le droit de le manifester.
Peut-être même qu’il y aura des personnes qui pratiquent le polyamour, on est une micro-société dans les établissements ! Ça risque aussi de faire réagir certains membres du personnel. Dans les établissements, il n’y a pas de raison que ça se passe différemment qu’en société. Il va falloir accompagner, pour être en cohérence avec la loi, l’éthique et les valeurs humanistes qui sont les nôtres. Les personnes vieillissantes peuvent avoir des désirs comme à vingt ans. Le corps vieillit mais pas le désir ! En tout cas c’est important de modifier le regard, les personnes âgées ne sont pas des objets, ce sont des sujets, elles ont une histoire et des désirs. »